www.peykarandeesh.org

...مقالاتی به انگلیسی، فرانسوی و
انتشارات اندیشه و پیکار

Dossier sur CUBA

par Rémy Herrera


L’histoire de Cuba se distingue de celle des pays d’Amérique latine et des Caraïbes par des traits singuliers qui ont déterminé l’originalité de sa trajectoire en longue période. Cuba fut la première grande terre outre-atlantique « découverte » en 1492, qui devait devenir, à partir de la conquista de 1511 et après le chaos où fut engloutie la population amérindienne, la base stratégique de l’expansion des conquistadores sur le continent américain, en même temps que le nœud maritime des convois transatlantiques de l’empire espagnol. C’est le territoire où l’esclavage capitaliste a duré le plus longtemps au monde : deuxième colonie à l’introduire (1511, après Hispaniola), avant-dernière à l’abolir (1886, juste avant le Brésil) ; et où les déportations d’Africains ont été les plus massives de toute l’Amérique hispanique : plus d’un million de personnes. Le point haut de la population esclave fut atteint vers 1840 : 436 000, pour une population d’un million d’habitants, noire à 60%. Cuba fut le premier producteur et exportateur mondial de sucre, dès le milieu du XIXe siècle, et pour longtemps, placé dans la dépendance économique des Etats-Unis, sous la forme même de la domination politique espagnole. Il s’agit du pays où la colonisation espagnole a été la plus longue de l’histoire (1492-1898). Son issue fut une douloureuse guerre d’indépendance (1895-98) et l’occupation militaire des États-Unis (1898-1902, 1906-12, 1917, 1919). Ces derniers y engagèrent la première guerre impérialiste de l’histoire, assurant un contrôle total de l’île à leurs groupes financiers. Cuba est enfin la première révolution socialiste victorieuse d’Amérique (1959), point d’aboutissement d’un procès de formation d’une culture et d’une identité nationales originales, et des luttes d’un prolétariat multiracial qui parvint à constituer un front ouvriers-paysans par la fusion des revendications anti-impérialistes et anti-capitalistes.

Les origines africaines et asiatiques de Cuba
Le 28 octobre 1492, les Espagnols, à la recherche d’une route maritime menant à l’Asie, atteignirent la côte nord-est de Cuba, à Bahia Bariay, dans l’Oriente actuel. Cette terre était peuplée : peut-être 100 000 Amérindiens, surtout Arawaks (Tainos). Ils n’étaient plus que 15 000 en 1530 et, au milieu du XVIIe siècle, composaient à peine 2 000 foyers.
L’histoire moderne de Cuba commença par un immense chaos, au milieu duquel s’effectua l’appropriation des terres qui devait préparer la colonisation par peuplement. Le principe de « pureté du sang » interdisant l’ascension sociale des Indiens et des Noirs –comme celle des Maures et des Juifs en métropole– n’empêcha pas le métissage, ferment de la cubanité. Un système féodal-colonial de soumission, distribution et mise au travail forcé des Indiens (encomienda) fut institutionnalisé. La structure productive, reposant sur division raciale du travail, était toute entière orientée vers l’approvisionnement du centre du système mondial.
Sitôt conquise, la colonie vit ses richesses pillées : or, dont le cycle va 1511 à 1540, et cuivre. Les classes dominantes organisèrent des déportations de travailleurs vers les mines : Indiens (des Caraïbes et du continent américain), puis d’esclaves africains, probablement introduits à Cuba dès 1511. La première grande révolte qui unit Indiens et Africains éclata en 1525, et ne fut écrasée qu’en 1532.
L’extension de l’esclavage est liée à celle de l’exportation de sucre. La stratégie des sucriers fut celle d’une insertion de Cuba au marché mondial, en position dominée mais dynamique, grâce à une alliance passée avec les classes sus-dominantes espagnoles et anglo-américaines. La spécialisation sucrière de l’île intervint entre 1750 et 1850 et fit d’elle, dès le milieu du XIXe siècle, le plus gros producteur au monde. L’or avait attiré les Européens hors de la Méditerranée, mais c’est le sucre qui resta sur leurs routes et, avec lui, l’esclavage, constitutif de l’accumulation primitive du capital.
L’histoire du sucre est celle d’une lente translation des échanges de l’Inde, principal producteur au XVe siècle, vers la Méditerranée, sous l’impulsion des marchands perses et arabes, puis italiens. La langue suivit le sillage de la précieuse marchandise. La racine sanskrite çârkarâ donna soukkar en Arabe, sakkaron en Grec et saccharum en Latin, puis le zucchero italien, l’açúcar portugais, l’azúcar espagnol, le sucre français (XIIe siècle), le sugar anglais, le Zucker allemand, le sakkar russe… et wolof. Entre le ghande perse et le ganzhe chinois, on trace, d’Ouest en Est, la route des marchands…
La réapparition de l’esclavage en Europe au XVe siècle (Chypre, Malte, Sicile) est associée à un dispositif de plantations sucrières –fermées sur elles-mêmes pour y fixer leur main-d’œuvre par la violence, mais ouvertes sur le marché mondial– et à une structure de propriété de la terre typique de la reconquista chrétienne. Les expéditions maritimes ibériques déplacèrent les plantations de la Méditerranée vers les îles atlantiques de la circumnavigation de l’Afrique (Madère, Açores, Canaries), ensuite vers le Brésil, enfin vers les Caraïbes, dans les possessions hollandaises, anglaises et françaises (Haïti). Cuba prit la suite, pour produire cette marchandise-clé du commerce mondial du XIXe siècle.
Plusieurs chocs imposèrent cette spécialisation. Le premier fut la prise de La Havane par les Anglais en 1762. L’occupation militaire dura 11 mois, mais son impact fut énorme. Cuba comptait 30 000 esclaves en 1760 ; les Anglais en introduisirent 11 000. Le deuxième choc fut la connexion, après 1776, au marché états-unien, proche, vaste, en pleine expansion. Devenue le principal débouché des États-Unis, Cuba bascula dans une dépendance économique, plus prégnante que la domination coloniale. Des liens étroits attachèrent ses sucriers aux négriers, marchands, industriels et banquiers du Nord. Les Etats-Unis achetaient à Cuba du sucre brut pour leur industrie de raffinage et leur marché de la côte Est. En échange, ils lui fournissaient de quoi le produire : des esclaves. Le troisième choc fut la guerre d’indépendance haïtienne en 1791. La révolte esclave élimina le grand concurrent sucrier sur le marché mondial, et 10 000 colons français d’Haïti choisirent l’Oriente cubain comme lieu d’exil.
Les conditions physiques de Cuba, de nature topographique, climatique et technique, faisaient d’elle une île à sucre idéale. Un certain nombre d’évolutions socio-économiques, comme la transformation des propriétaires fonciers en sucriers et l’éviction des producteurs concurrents (élevage, café…), libérèrent des terres et des bras pour le sucre, impulsèrent les forces productives et liquidèrent les rapports de production archaïques. Au milieu du XIXe siècle, Cuba était le plus gros producteur et exportateur de sucre au monde. Le rythme de déportations d’esclaves s’accéléra fortement.
Entre 1511 et 1886, le nombre total de déportés vers Cuba a très vraisemblablement dépassé un million d’Africains, depuis les centres concentrationnaires de Gorée, Sierra Leone, Maniguette, côtes des Dents et de l’Or, golfes du Bénin et Biafra, Gabon, Loango, Mayumba, Gabinde, Benguela, Mozambique… Les régions d’origine : Abaya, Angola, Carabali, Elugo, Fanti, Ganga, Guineos, Yola, Yolof, Longoba, Ucumi, Macua, Madinga, Mani, Mayombe, Musundi, Quisi, Sicuatos, Suama… Le pic du nombre d’esclaves, recensé en 1841, fut de 436 495 captfs, soit 44% de la population et près de 80 % de la force de travail en activité.
Dans les années 1850, les négriers états-uniens furent actifs pour approvisionner l’île en main-d’œuvre clandestine. Le consensus entre classes dominantes cubaines et sus-dominantes étrangères constitue le motif principal de sa pérennité et du refus de déclarer l’indépendance de l’île avec le reste de l’Amérique latine. Au début du XIXe siècle, le spectre révolutionnaire qui hantait les Caraïbes était moins celui de la libération nationale d’un Bolivar que celui de l’émancipation noire d’un Toussaint Louverture. Jusqu’à la fin du siècle, l’esclavage fut le problème majeur à Cuba.
L’esclavage ne fut aboli à Cuba qu’en 1886. Son entrée en crise s’explique par la fréquence des révoltes et des fuites de cimarrones, et par les échecs des sucriers dans leurs tentatives pour réformer ce système. Lontemps, la rentabilité de l’esclavage ne put être maintenue que par l’accroissement du trafic clandestin, l’intensification de la surexploitation et la répression. Dans un tel contexte, économiquement coûteux et instable politiquement, l’accélération des déportations ne pouvait suffire.
Les classes dominantes favorisèrent la réallocation d’esclaves des zones rurales et leur concentration dans les cannaies, plus prospères, et louèrent pendant la récolte (zafra) leurs domestiques urbains comme coupeurs de canne. L’État s’employa aussi à diriger vers les plantations des Noirs libérés lors des interceptions de navires du trafic interlope. Les rapts de Noirs libres, revendus comme esclaves, n’étaient pas rares à l’époque. Les propriétaires cubains essayèrent d’imiter une innovation qui avait fait la fortune des colons britanniques des Caraïbes et des cotonniers états-uniens : l’élevage d’esclaves. L’expérience, incompatible avec les cadences de travail des plantations, ne réussit pourtant pas aussi bien qu’aux États-Unis ou en Jamaïque, et fut abandonnée.
Les sucriers tentèrent de forcer des petits paysans blancs à travailler aux côtés des esclaves. Cependant, ce choix risquait de ruiner les fournisseurs de denrées pour captifs et de souder les fractions noire et blanche du prolétariat, jusque-là placées dans un rapport de haine raciale par les classes dominantes. Pour répondre à la demande mondiale, et d’abord états-unienne, il fallait importer des travailleurs immigrés. À partir de 1835, des paysans espagnols pauvres venus des Canaries ou de Galice, arrivèrent, mais soumis à des conditions de vie pires qu’en Espagne, beaucoup s’enfuirent des sucreries. La situation était si préoccupante que le projet de réintroduire un esclavage blanc aurait été discuté à l’époque aux Cortes. Ce furent ensuite, après 1840, des Irlandais, débarqués par les Anglais propriétaires des mines et des chemins de fer. Puis, vers 1845, des Indiens mayas du Yucatan, prisonniers de l’armée mexicaine…
Les sucriers cubains, qui continuaient à importer des esclaves du Brésil, légalement, ou par les négriers états-uniens, illégalement, recherchaient des travailleurs qu’ils pourraient engager, déplacer et fixer dans leurs cannaies. Ils pensèrent un temps enrôler des « Turcs ». Ce furent en fait des Égyptiens et des Syriens qui débarquèrent à La Havane, dans les années 1860, et avec eux des Abyssiniens –sans que l’on sache s’il s’agissait d’engagés libres d’Éthiopie ou d’esclaves importés clandestinement.
Beaucoup plus nombreux furent les coolies, tenus par des contrats sévères et payés moins cher que des esclaves. De 1847 à 1874, plus de 150 000 Asiatiques, pour l’essentiel Chinois, furent transportés vers Cuba. D’abord partis de Manille, Swatao, Amoy, Saigon ou Hong Kong, les flux les plus importants étaient dès 1850 originaires de Macao (Zhōng Shān) et de la région de Canton (district de Gāo Gōng dans le delta des Perles). Les profits du trafic de coolies étaient énormes pour les anciens négriers reconvertis –anglais, nord-américains, hollandais, quelque temps français, finalement espagnols et créoles–, aidés dans leur nouvelle besogne par le traité de Nankin (1842) imposé par l’Angleterre à la Chine après la guerre de l’opium.
Cet afflux de main-d’œuvre contrainte, arrivée en trois vagues principales (1857-58, 1866-67 et 1872-73), permit aux sucriers de disposer des bras indispensables à l’essor des exportations, et des conditions d’un passage progressif au salariat. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, la grande transformation de l’économie cubaine substituait aux esclaves des ouvriers agricoles. Les racines de la révolution sont à rechercher, aussi, dans ce prolétariat multicolore, métissé : amérindien, européen et africain, mais aussi asiatique, et même un peu arabe comme on l’a vu –d’autant que l’Andalousie qui lançait la conquista à Cuba en 1511, année où elle achevait la reconquista en Espagne, était maure depuis la victoire musulmane de la bataille del Guadalete en 711, soit très exactement huit siècles…

Quand l’île était la propriété des Etats-Unis…

La dépendance économique de Cuba à l’égard des États-Unis se consolida très tôt, sous la forme politique même de la colonisation espagnole. Isolés des marchés anglais des Caraïbes, les États-Unis indépendants devinrent vite le principal débouché des exportations de Cuba, qui devint pour eux leur premier marché extérieur. Les deux tiers des exportations cubaines partaient vers les États-Unis en 1850, 85% en 1875, les neuf dixièmes en 1895. Cuba était le deuxième débouché externe pour leurs marchandises en 1895. En marche vers l’hégémonie mondiale, les États-Unis intervinrent dans la guerre hispano-cubaine en 1898. Ils occupèrent l’île jusqu’en 1902, puis de 1906 à 1912, et encore en 1917 et en 1919. Par l’amendement Platt, ils s’octroyaient le droit d’intervenir militairement quand ils estimeraient menacés leurs intérêts. Des parties intégrantes du territoire leur étaient cédées pour usage militaire, dont la base aéronavale de Guatánamo –qu’ils refusent de rétrocéder aujourd’hui et dont on sait quel usage ils en font.
Entre 1898 et 1958, la dépendance de Cuba devint monétaire et financière. En 1925, l’île était la troisième destination mondiale des exportations de capitaux de la grande finance yankee. Les États-Unis étaient le fournisseur et le client de Cuba, mais aussi son propriétaire. Les protagonistes de cette conquista des temps modernes furent J.P. Morgan (de 1914 à 1929) et les Rockefeller (de 1933 à 1958), qui s’assurèrent un contrôle absolu de l’île. Il y avait de quoi faire des profits : les exportations per capita de Cuba étaient, en 1920, supérieures à celles de l’Angleterre. L’aberration du système capitaliste était cependant telle que le premier exportateur mondial de sucre brut en était réduit, avant la révolution, à importer du sucre raffiné des États-Unis. Au milieu des années 1950, l’empire des Rockefeller s’étendait tous azimuts : le sucre (1,25 million d’hectares de plantations), les mines, l’énergie, les chemins de fer, les fruits exotiques, la banque…
Mais à la même époque : 42% de la population rurale étaient analphabètes ; le niveau de scolarité moyen était de deux années d’enseignement primaire ; 600 000 enfants étaient non scolarisés et 10 000 enseignants sans emploi ; étaient scolarisés 8% de la population en âge de l’être dans le secondaire ; les taux de mortalité infantile et maternelle étaient d’environ 60‰ et 120‰ ; 31% des ouvriers agricoles étaient (ou avaient été) atteints du paludisme, 14% de tuberculose, 13% de la typhoïde et 36% de parasites intestinaux ; la gastroentérite tuait 42 habitants sur 100 000 ; il n’y avait qu’un médecin pour 1 067 habitants, deux sur trois exerçant à La Havane ; les tarifs de consultation étaient de 10 à 15 pesos (alors que plus de la moitié des salariés urbains gagnaient moins de 75 pesos par mois) ; un dentiste pour 3 510 habitants ; les 50% les plus pauvres de la population recevaient 10% du revenu et les 5% les plus riches 27% ; 74% des logements étaient en mauvais état en zone rurale et 47% dans les villes ; 50% des logements étaient sans eau potable, 45% sans électricité. L’ajustement forcé de la production sucrière aux fluctuations de la demande mondiale exigeait la mise en réserve de nombreuses terres, laissées en friche ; tandis que 600 000 Cubains, sur six millions au total, restaient au chômage en dehors du temps de la récolte. Cuba ne consommait pas ce qu’elle produisait ni ne produisait ce qu’elle consommait. La raison appelait une rupture, autant que l’esprit de liberté et de justice. La révolution triompha le 1er janvier 1959…

L’embargo des États-Unis

L’embargo des États-Unis contre Cuba est condamné par une majorité écrasante de pays de l’Assemblée générale des Nations unies pour la violation de la légalité qu’il représente et son absence totale de légitimité. Il continue cependant d’être imposé, en dépit des injonctions de l’ONU, par la volonté isolée des Etats-Unis, appuyés par Israël. Ces mesures de coercition arbitraire sont assimilables à un acte de guerre non déclarée. Elles visent à faire souffrir et à porter atteinte à l’intégrité physique et morale de tout un peuple –y compris ses enfants et ses personnes âgées– et constituent à ce titre un crime contre l’humanité.
L’embargo états-unien a été renforcé en octobre 1992 par la loi Torricelli qui prévoit : i) la limitation des transferts de devises, ii) l’interdiction à tout bateau ayant fait escale à Cuba de toucher port aux États-Unis et iii) des sanctions contre les firmes en affaires avec l’île relevant de juridictions d’États tiers. Il fut systématisé par la loi Helms-Burton de mars 1996 qui durcit les sanctions « internationales » contre Cuba. Son titre I interdit d’importer des biens cubains et conditionne l’autorisation des transferts de devises à des privativations. Le titre II fixe les modalités de la transition vers un pouvoir « post-castriste » allié des États-Unis. Le titre III octroie aux tribunaux des États-Unis le droit de juger la requête en dommages et intérêts de citoyens états-uniens s’estimant lésés par la perte de propriétés nationalisées à Cuba. Tout ressortissant d’un pays tiers effectuant des transactions avec les utilisateurs de ces biens peut être poursuivi en justice aux États-Unis. Les sanctions, exposées au titre IV, prévoient, entre autres, des refus de visas d’entrée sur le territoire états-unien à ces individus. L’embargo a encore été durci en mai 2004 par l’administration Bush.
L’extraterritorialité des règles de cet embargo, qui impose à la communauté internationale des sanctions unilatérales des États-Unis, est une violation de la Charte de l’ONU et de celle de l’Organisation des États américains, comme des fondements du droit international. Elle nie les principes de souveraineté nationale et de non-intervention dans les choix intérieurs d’un État étranger, ainsi que les droits du peuple cubain à l’autodétermination et au développement. Elle s’oppose aux libertés de commerce, de navigation et de circulation des capitaux. Cet embargo est de plus immoral en ce qu’il s’attaque aux acquis sociaux réalisés en matière de santé, d’éducation et de culture, participant du plein exercice des droits de l’Homme.
Les dommages causés à Cuba par l’embargo depuis son instauration en 1962 approcheraient 80 milliards de dollars. Ils comprennent : i) les pertes dues aux obstacles placés à l’essor des exportations ; ii) celles liées à la réorientation géographique du commerce ; iii) l’impact des limitations de la production de biens et services ; iv) les entraves monétaires et financières ; v) les effets pervers des incitations à l’émigration, y compris illégale ; et vi) les dommages sociaux. L’embargo affecte tous les secteurs (pétrole, infrastructures, agriculture, banque…), mais freine surtout les moteurs de la récupération : tourisme, investissements étrangers et envois de devises.
Les pressions qu’exercent les États-Unis gênent aussi l’approvisionnement de Cuba en : médicaments pour les femmes enceintes, produits de laboratoire et anesthésiques, matériels de radiologie et de chirurgie… et même aliments pour nourrissons et équipements des unités de soins pédiatriques. La production de vaccins de conception cubaine est freinée par le manque de composants et de pièces détachées importés. Les pénuries affectant des médicaments non fabriqués sur l’île compliquent l’application des protocoles de traitement du cancer du sein, de la leucémie chez l’enfant, de maladies cardio-vasculaires ou rénales, ou du sida. Les Etats-Unis portent également atteinte à la liberté de circulation des personnels et des connaissances scientifiques : interdiction de voyages de savants, de commandes de logiciels, de publications de livres… Il entre en contradiction avec les principes de protection des droits de l’Homme auxquels les États-Unis prétendent aspirer pour eux-mêmes et pour le monde.

Données générales
Nom du pays : République de Cuba.
Capitale : La Havane
Grandes villes : Santiago de Cuba, Holguin, Camagüey, Santa Clara, Pinar el Rio, Guantanamo
Langue officielle : espagnol
Archipel : île de Cuba (1 260 km de long, de 32 à 193 km de large), île de la Jeunesse et 1 600 îlots
Longueur des côtes : 5 900 km
Distance des Etats-Unis : 114 km
Superficie : 111 000 km2
Population : 11,217 millions d’habitants
Densité : 101 habitant/km2
Température : 25° en moyenne (22° en janvier, 28° août)
Fête nationale : 1er janvier, jour du triomphe de la révolution en 1959
Drapeau : 3 bandes bleues et 2 bandes blanches horizontales, un triangle rouge et une étoile blanche
Hymne national : la Bayamaise (musique composée en 1867 par Pedro Figueredo, vers écrits en 1868)
Nature du régime : Etat socialiste d’ouvriers, de paysans et de travailleurs manuels et intellectuels
Institution dirigeante : Parti communiste

Repères chronologiques
1492 : arrivée des Espagnols le 27 octobre sur la côte nord-est de l’île, peuplée à 100 000 Amérindiens
1511-13 : début de la conquista par Velázquez, défaite du chef indien Hatuey, régime de l’encomienda
1525 : pic du cycle de l’or, première grande révolte unissant Indiens et Africains (écrasée en 1532)
1662 : recensement de seulement 2 000 foyers indiens vivant dans l’île
1713 : passage du monopole de la traite hispanique (asiento) entre les mains de négriers anglais
1762 : occupation militaire de La Havane par les Anglais, commerce avec l’Amérique du Nord
1776 : connexion au marché des Etats-Unis indépendants, début des échanges sucre contre esclaves
1791 : arrivée de 10 000 colons français d’Haïti, avec leurs esclaves, dans l’Oriente
1812 : échec des révoltes d’esclaves dirigées par Aponte
1817 : pic des flux de déportations esclaves (26 000 arrivés vivantes en un an)
1823 : annexionnisme de John Quincy Adams, secrétaire d’État du président Monroe
1832 : construction de la première ligne de chemin de fer entre La Havane et Guïnes
1841 : pic du nombre d’esclaves recensés à 436 495 (44% de la population)
1846 : production de sucre pour la première fois supérieure à celle de café
1847-74 : arrivée de 150 000 coolies asiatiques, surout chinois
1867 : Cuba premier producteur sucrier au monde (761 000 de tonnes)
1868 : début de la première guerre d’indépendance (guerre de Dix Ans) engagée par Cespédes
1878 : victoire des grands sucriers de l’Ouest, esclavagistes et restés fidèles à l’Espagne
1886 : abolition de l’esclavage
1895 : Cuba deuxième marché international des Etats-Unis
1895-98 : guerre d’indépendance
1898-1902 : première occupation militaire par les Etats-Unis
1900 : implantation de la première compagnie à capitaux intégralement états-uniens, la Cuba Co.
1901-02 : amendement Platt, cession de la base de Guantánamo et traité de Réciprocité commerciale
1906-1912 : deuxième occupation militaire par les Etats-Unis
1914-29 : domination du groupe J. P. Morgan & Co.
1917-19 : troisième occupation militaire par les Etats-Unis
1924 : 70% des sucreries propriétés des Etats-Unis, production de sucre dépassant 5 millions de tonnes
1925 : Cuba troisième destinataire au monde des exportations de capitaux états-uniens
1933 : événements révolutionnaires, soviets ouvriers et paysans, lutte armée contre les latifundios
1933-58 : domination des groupes Rockefeller
1934 : coup d’État militaire de Batista, abrogation de l’amendement Platt, système de quotas
1953 : échec de l’assaut de la caserne Moncada
1956 : débarquement du Granma et début de la guérilla dans la Sierra Maestra
1959 : triomphe de la révolution le 1er janvier, première loi de réforme agraire réforme agraire
1960 : attentat de la CIA à La Havane contre le bateau français La Coubre (mars), nationalisations
1961 : échec de la tentative d’invasion mercenaire à Playa Girón, campagne d’alphabétisation
1962 : début de l’embargo états-unien, crise des fusées, soutien au FLN
1963 : deuxième loi de réforme agraire
1964 : accord sur l’achat de sucre avec l’URSS et les pays socialistes (y compris la Chine).
1968 : nouvelles nationalisations de l’« offensive révolutionnaire »
1970 : échec de l’objectif de 10 millions de tonnes de sucre, production record (8,5 millions de tonnes)
1972 : adhésion au Conseil d’Aide économique mutuelle (CAEM)
1985 : découverte du vaccin contre la méningite B par une équipe de chercheurs cubains
1986-89 : montée des tensions des relations avec l’Est et avec l’Ouest
1988 : victoire de Cuito Cuanavale (Angola) contre l’armée sud-africaine de l’apartheid
1990-93 : chute du PIB de -35%, début de la « période spéciale en temps de paix »
1992 : durcissement de l’embargo par la loi Torricelli
1993 : dépénalisation de la détention de devises ou dollarisation
1994 : début de la recuperación économique
1996 : nouveau durcissement de l’embargo par la loi Helms-Burton
2002 : début du processus de « sortie » de la spécialisation sucrière
2004 : embargo états-unien durci, dé-dollarisation, accords avec la Chine, signature de l’ALBA
2005 : dépassement pour la première fois du niveau de PIB de 1989
2006 : passation des fonctions de chef de l’État et du Parti de Fidel à Raúl Castro

Regards sur l’économie cubaine
Avec une croissance moyenne de la production de 5% par an, les performances économiques de Cuba ont été loin d’être mauvaises entre 1959 et 1989. En Amérique latine, seul le Brésil fit mieux, et le Mexique auss bien. Grâce à l’aide de l’URSS, l’économie cubaine a réalisé des avancées tout à fait considérables sur ces trois décennies. Dans l’agriculture, les latifundios ont été éliminés, les terres et ressources naturelles mieux utilisées, les récoltes mécanisées, les technologies généralisées… Des raffineries sucrières ultra-modernes ont été construites, et la fabrication de machines agricoles (moissoneuses-batteuses) favorisa une certaine intégration agro-industrielle. L’approvisionnement fut partiellement maîtrisé pour les intrants industriels, les engrais et pesticides, les vaccins et médicaments vétérinaires, les produits alimentaires… Condition de l’industrialisation, la base énergétique a été élargie : 95% du territoire étaient électrifiés en 1989. L’investissement en infrastructures a été massif. L’industrie du nickel fut étendue et modernisée. En 1989, de larges segments industriels avaient été mis en place dans la sidérurgie, les biens d’équipement et les biens de consommation, ce qui permit de réduire quelque peu la dépendance extérieure. L’une des réussites de la stratégie suivie fut la création d’un complexe biotechnologique performant. En 1990, plus de 200 produits pharmaceutiques et biotechnologiques cubains étaient vendus dans le monde. Des progrès ont été réalisés dans l’électronique, grâce à la production de semi-conducteurs, d’éléments de micro-ordinateurs, de logiciels et d’équipements médicaux.
Certes, des déficiences persistaient à la fin des années 1980 : l’essor de la production agricole, plus extensive qu’intensive, ne couvrait pas la demande ; l’industrialisation restait insuffisante (sous-utilisation d’usines de grande taille, qualité laissant à désirer...) ; les exportations étaient peu diversifiées, les pesanteurs bureaucratiques trop lourdes. Mais les relations avec l’URSS n’ont rien eu à voir avec celles de la période impérialiste. Les Soviétiques ne possédaient ni moyen de production ni terre sur l’île. Même s’il ne parvint jamais à s’auto-centrer, à Cuba, le développement ne commença qu’en 1959. Le socialisme n’y a pas été importé ou imposé ; il fut le produit de la convergence des forces progressistes vers l’exigence de l’émancipation nationale et sociale. L’île restait spécialisée dans le sucre en 1989, mais les progrès sociaux permirent d’améliorer les conditions de vie et d’homogénéiser la société. La coopération avec l’URSS stabilisa des échanges avantageux, garantit l’approvisionnement en pétrole, inversa le sens des transferts de surplus, stoppa la désindustrialisation. C’est une propriété nationale des moyens de production qui commandait l’accumulation, soutenait une industrialisation adaptée à un petit pays aux faibles ressources, encourageait les exportations à forte valeur ajoutée (médicaments…). Un système de sécurité sociale a été instauré et la redistribution des revenus a réduit les inégalités. Les performances sociales de Cuba sont internationalement reconnues, et bien qu’on associe souvent socialisme et pénurie, les données 1990 de la FAO montrent que Cuba était en tête du continent latino-américain même pour la disponibilité quotidienne en calories per capita. Les bases de ces succès ont été posées dès les années 1960, grâce à une campagne d’alphabétisation et à un système éducatif universel, égalitaire, sans discrimination.
L’effondrement du bloc soviétique plongea l’économie cubaine dans une crise gravissime. La chute des échanges extérieurs provoqua celles de l’investissement et de la consommation, amplifiées par le durcissement de l’embargo états-unien et une dette extérieure alourdie. La production s’effondra de -35% entre 1990 et 1993 –point bas de la crise. Le pays dut procéder à un nouveau changement de ses technologies, marchés extérieurs, approvisionnements… Après la relative abondance des années 1980, matériellement, tout vint à manquer sur l’île. Le déficit budgétaire se creusa sous l’effet de comptes d’entreprises publiques détériorés, et de la volonté politique de préserver la cohésion sociale, en limitant la dégradation de l’emploi, des salaires et des services sociaux. L’inflation était très forte, le peso cubain affaibli. C’est dans ce contexte extrêmement difficile des années 1990 que furent engagées les réformes de la « période spéciale ». La réponse à la crise consista, d’abord (1990-1993), à résister au choc en répartissant le coût de l’ajustement ; ensuite (1993-1996), à réactiver les forces productives pour se réinserrer dans l’économie mondiale ; enfin (1997-2000), à améliorer l’efficacité afin de desserrer la contrainte extérieure. De nouveaux moteurs économiques –le tourisme, les investissements étrangers et les transferts de devises–, relayèrent le sucre, maximisèrent les entrées de devises et garantirent les besoins de la population. C’est l’afflux de capitaux qu’ils entraînèrent qui permit de renouer avec la croissance. La récupération était effective fin 1994. Le choix de rester socialiste portait ses fruits.
Les déséquilibres internes furent peu à peu résorbés, et d’abord les déficits publics. L’inflation jugulée, le peso se redressa. Des accords purent être trouvés avec les créanciers étrangers pour renégocier la dette extérieure. L’heure est à la recherche de productivité et d’efficacité, mais dans le respect des droits sociaux et sans remise en cause du plein emploi. Contrairement à la « transition » de l’ex-bloc soviétique, les réformes cubaines ont été promues sans retour au capitalisme : pas de marché financier, ni d’accumulation de capital privé, ni de privatisation, ni même de fermeture d’école ou d’hôpital. C’est la volonté de Cuba de sauver son projet socialiste qui explique les différences d’évolution de ses indicateurs sociaux par rapport à la Russie : entre 1990 et 1994, l’espérance de vie des hommes a chuté de 64 à 57 ans en Russie, alors qu’elle augmentait de 73 à 74 ans à Cuba ; le taux de mortalité infantile se dégradait de 17 à 20‰ en Russie, mais baissait de 11 à 9‰ à Cuba. En 1995, la part de la population sous le seuil de pauvreté était estimée à 35% en Russie, contre 14% à Cuba.
Bien que les inégalités aient beaucoup trop augmenté dans la période spéciale, la stratégie de recuperación a atteint ses objectifs. Les piliers du système sont debout : éducation et santé sont gratuites ; emploi, retraite et logement garantis ; électricité, eau, téléphone et transports à bas prix, comme la consommation de base (grâce à la carte d’alimentation libreta) ; recherche et internationalisme dynamiques. Selon les statistiques des organisations internationales, Cuba conservait son avance en Amérique latine même au plus fort de la crise, en 1995, pour une grande majorité de facteurs du développement humain : santé (médecins, hôpitaux), éducation (taux de scolarisation, réussite aux tests internationaux), protection de l’enfant (soins pré-natals, vaccinations, crèches, pas de travail des enfants), condition de la femme (participation économique et politique, protection de la maternité), travail (faibles inégalités salariales, bas chômage), sécurité (peu de délinquance), faibles disparités villes-campagnes (démographie urbaine limitée, infrastructures rurales), environnement (reboisement, agriculture bio), culture (bibliothèques, films)… Malgré la crise des années 1990, les taux de mortalité pour carences nutritionnelles sont restés exceptionnellement bas à Cuba (selon l’OMS, 16 fois moins qu’au Mexique), de même que les indicateurs de sous-alimentation inférieures (inférieurs de trois fois à ceux du Chili, selon la FAO).
La maîtrise, relative mais réelle, de la récupération, Cuba la doit surtout à la planification de sa stratégie de développement et au rôle de l’État socialiste en tant que garant du consensus social et de la consultation populaire. L’ouverture au marché, dont les espaces sont tolérés, n’y a pas amené, jusqu’à présent, de retour au capitalisme. Le tourisme a introduit un biais dans l’accès des Cubains aux devises –même si des amortisseurs existent (serveurs reversant les pourboires à des fonds collectifs), mais l’État organise la péréquation des ressources pour maintenir les services publics. Investissements étrangers et joint ventures ont été encouragés, mais les droits du travailleurs sont protégés. Les envois de devises ont creusé les inégalités, mais l’État contrôle l’accumulation nationale de capital privé. Le travail indépendant est libre (commerce, artisanat…), mais sans légalisation de l’embauche de salariés hors de la famille. Ont été ouverts des magasins où les achats se faisaient en dollars, mais la plus grande part de la consommation continue d’être fournie à prix réduits par la libreta. Les ventes libres sur les marchés agricoles ont enrichi des paysans, mais ces liquidités ne peuvent pas se convertir en capital. C’est l’État qui planifie, grâce à ses investissements, les progrès vers l’auto-suffisance énergétique : la quasi-totalité de l’électricité générée sur l’île provient aujourd’hui de sources domestiques. Et ce sera à l’État de trouver les moyens de réduire la dépendance vis-à-vis du tourisme, qui peut finir par absorber plus de ressources qu’il n’en génère.
Depuis dix ans, Cuba enregistre l’un des plus forts taux de croissance d’Amérique latine : en moyenne plus de 5% par an. En 2005, le niveau de PIB de 1989 était enfin dépassé. Toutefois, les exportations contribuent trop peu à la croissance (sauf le nickel) et le déficit des comptes externes est loin d’être comblé. La lutte contre la corruption doit aussi redoubler –même si les entrepreneurs étrangers savent que les dirigeants de la révolution ne sont pas corruptibles. D’importantes réserves de pétrole viennent d’être découvertes. L’un des défis du XXIe siècle pour le projet socialiste cubain sera par conséquent de moderniser les objectifs, instruments et institutions de la planification pour consolider le redressement de l’économie. Le pays devra aussi redéfinir suffisamment tôt la stratégie de développement pour que l’Etat continue de limiter les inconvénients associés au tourisme, aux investissements étrangers et aux transferts de devises, et d’évoluer vers une base productive et exportatrice plus moderne, efficace et intensive en savoir. Rester fidèle au socialisme, réaffirmer les principes de justice et d’égalité, promouvoir le développement dans le progrès social et la souveraineté nationale, étendre toujours davantage la participation du peuple, seront quelques-unes des conditions des succès à venir de la révolution cubaine.

De la dollarisation à la dé-dollarisation

La dollarisation cubaine n’a rien à voir avec celle appliquée dans les pays latino-américains capitalistes. À Cuba, le gouvernement décida de dollariser partiellement et temporairement l’économie, en août 1993, au pire moment de la crise, pour maximiser les entrées de devises, renforcer les capacités d’importations et sauver les services publics gratuits (santé, éducation) ou à très bas prix (alimentation, transports, électricité, téléphone, culture…). Il y est parvenu : l’économie s’est redressée, le système social a tenu le choc, la société ne s’est pas déchirée. Mais la dollarisation ne comporta pas que des effets favorables. Les inégalités ont beaucoup augmenté –même si le pays reste, de loin, le plus égalitaire du continent américain.
La dé-dollarisation vise à stopper ces conséquences négatives et à reconquérir la souveraineté monétaire. Le 25 octobre 2004, la Banque centrale annonça que la circulation du dollar n’est plus autorisée à Cuba. Le dollar est remplacé par le peso convertible, réévalué grâce aux résultats plutôt satisfaisants de l’économie. Dé-dollarisation ne veut pas dire que la possession de dollar est interdite, puisque les comptes bancaires en dollars restent garantis par l’État ; ni que le pays est totalement dé-dollarisé, car le peso convertible, équivalent interne du dollar, joue toujours un rôle-clé. Cette mesure a été accompagnée d’une redistribution des revenus : revalorisations des salaires et retraites, élargissement des biens incorporés dans la libreta…
Dire que le salaire moyen cubain est de 20 dollars n’a pourtant pas de sens si l’on ne tient pas compte des droits dont jouissent les citoyens grâce à la révolution. Les pesos gagnés par un travailleur cubain ont un pouvoir d’achat supérieur aux dollars, car ils couvrent l’essentiel des besoins de base –les services sociaux étant assurés gratuitement ou quasi gratuitement.
Mais les difficultés de la dé-dollarisation, qui n’est pas achevée, ne sauraient être négligées. Elles tiennent aux devises que la Banque centrale doit conserver pour garantir la circulation interne du peso convertible et maîtriser les comptes extérieurs, le taux de change et les prix. L’Etat doit aussi convaincre, d’une part, banques et investisseurs étrangers de lui conserver leur confiance et, d’autre part, le peuple cubain lui-même de l’importance d’un contrôle de la monnaie et du crédit (afin d’éviter la spéculation notamment) et d’une planification renforcée. A l’heure où tant de gouvernements dans le monde capitulent face au néolibéralisme, Cuba réaffirme sa volonté de reconquérir sa souveraineté monétaire. Celle-ci ne sera véritablement atteinte que lorsque le peso cubain se substituera au peso convertible, pour redevenir l’unique monnaie du pays, ce qui passe par la modernisation de l’économie et l’approfondissement de la planification socialiste en monnaie nationale.

L’essor des relations entre Cuba et la Chine

Les relations avec la République populaire de Chine se sont consolidées grâce aux accords signés lors de la visite du Président Hu Jintao à Cuba, en novembre 2004. Ils comprennent : 1) la livraison par Cuba de 20 000 tonnes de nickel sur cinq ans (2005-09) et la création de sociétés mixtes (51% des actions pour Cuba et 49% pour la Chine) pour l’exploitation des minerais de nickel et ferro-nickel ; 2) le renforcement de la coopération en matière de biotechnologies, avec des projets de R&D d’intérêts mutuels et des transferts de technologies (concernant, de Cuba vers la Chine, les vaccinations infantiles, le traitement du SIDA, la surveillance épidémiologique, les soins de handicaps neurologiques…) ; 3) l’intensification des échanges d’enseignement et de recherche ; 4) la promotion de la coopération économique dans les secteurs du pétrole, du tourisme, des télécommunications, de la construction, des transports, des chantiers navals… 5) l’étalement sur 10 ans des remboursements des crédits consentis par la Chine entre 1990 et 1994, et l’octroi de nouveaux crédits (pour certains sans intérêts et assortis de dons), surtout destinés à la santé et à l’éducation ; 6) la modernisation des capacités technologiques de surveillance météorologique ; 7) l’importation de téléviseurs (pour l’extension des chaînes éducatives). Les perspectives d’échanges commerciaux entre les deux pays se sont élargies et leur nature commence à changer. Elles vont désormais au-delà de l’exportation de sucre, nickel et cobalt et de l’importation d’huiles, de matériels agricoles et d’équipements mécaniques et électriques par Cuba, pour concerner des produits à très forte valeur ajoutée. L’île commercialise en Chine une large gamme de produits pharmaceutiques et biotechnologiques, d’appareils de diagnostic médical, de logiciels et services informatiques spécialisés… Cuba réalise aujourd’hui 10% de son commerce extérieur avec la Chine. Les investissements chinois dépassent aujourd’hui les 50 millions de dollars... Des associations sont en cours dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie légère, des télécommunications, de l’électronique, de l’industrie pharmaceutique et biotechnologique.

Données sociales
Espérance de vie : 76,15 ans
Taux de mortalité infantile (pour 1 000 naissances) : 6,5‰
Population ayant accès aux services de santé gratuits : 100%
Médecins : 67 128 (dont 4 335 en missions internationalistes dans 61 pays), soit 1 pour 167 habitants
Etablissements de santé : 281 hôpitaux et 442 polycliniques
Budget d’éducation : 11,4% du PIB
Personnel enseignant : 290 574
Taux de scolarisation : 100% dans le primaire (6-11 ans) et 99,3% dans le secondaire (12-14 ans)
Nombre d’étudiants universitaires : 350 000, soit 1 pour 36,8 habitants (1er rang mondial)

La recherche médicale
Le volontarisme scientifique cubain en matière médicale s’est illustré, notamment, en 1985, avec la découverte du vaccin contre la méningite B par l’équipe du Dr. C. Campa de l’Institut Finlay. Il s’agissait du seul vaccin au monde efficace contre cette maladie, mais également du premier vaccin produit par un pays du Sud et administré au Nord –ce qui lui valut la médaille d’or pour l’innovation de l’Organisation internationale de la Propriété intellectuelle en 1993.
Les laboratoires cubains, détenteurs de plus de 600 brevets, exportent une large gamme de produits pharmaceutiques et biotechnologiques vers une cinquantaine de pays, tels que : des vaccins (contre l’hépatite B par recombinaison d’ADN, l’Haemophilus influenzae, le choléra, la leptospirose, les pneumonies chez l’enfant…) ; les traitements du cholestérol (PPG), des greffes rénales (par anticorps monoclonaux) ou des accidents cardio-vasculaires ; le traitement biotechnologique de certains cancers ; les interférons contre les virus et comme modulateurs immunologiques ; les systèmes de diagnostic par ultra-microanalyses ; les équipements neuro-scientifiques pour l’électro-encéphalographie ; les facteurs de croissance épidermique (pour régénérer la peau) ; les logiciels informatiques… Des avancées ont été réalisées en matière de génétique médicale, d’immunologie moléculaire, d’hématologie, de médecine tropicale, de soins des maladies mentales, du traitement du SIDA… Il y a aujourd’hui 220 centres de recherche scientifique à Cuba, où travaillent 42 000 personnes –soit plus qu’au Mexique et à peine moins qu’au Brésil, pour 11, 92 et 163 millions d’habitants respectivement. Le nombre de chercheurs est de 1,8 pour 1 000 habitants, soit le taux le plus haut d’Amérique latine.

José Martí

Ecrivain et homme politique cubain (1853-1895), penseur de la libération nationale, de la démocratie égalitaire, de l’anti-racisme, de l’unité latino-américaine et de l’anti-impérialisme.
« …les hommes enthousiastes qui, par aversion pour la tyrannie, admirent les institutions du peuple états-unien sans les examiner avec suffisamment d’attention, sans percevoir qu’ils ne sont pas parvenus à prévenir la transformation du yankee démocrate et universel en yankee autoritaire, cupide et agressif, et à empêcher que les institutions deviennent autre chose que le règlement des droits... ».
« Le Nord injuste et plein de convoitises a plus pensé à assurer la fortune de quelques-uns qu’à créer un peuple pour le bien de tous. Au Nord s’aggravent les problèmes sans qu’existent les lumières qui pourraient les résoudre. Là-bas s’entassent d’un côté les riches, de l’autre les désespérés. Le Nord se ferme et se remplit de haines ».
« …empêcher à temps, grâce à l’indépendance de Cuba, que les États-Unis ne s’étendent à travers les Antilles pour s’abattre sur nos terres d’Amérique, avec cette force accrue. Tout ce que j’ai fait jusqu’à ce jour, et ferai à l’avenir, tient en ceci ».
« Seule une réponse unanime et ferme peut libérer les peuples hispaniques d’Amérique de l’inquiétude et de la perturbation auxquelles les entraînerait sans cesse, avec la complicité de républiques vénales, la politique séculaire et avouée de domination d’un voisin puissant et ambitieux, qui ne s’est tourné vers eux que pour interdire leur développement, s’emparer de leur territoire, ou les obliger à acheter ce qu’il ne peut vendre et à se fédérer pour mieux être dominés ».
« Parce qu’il [Marx] lutta aux côtés des plus faibles, il mérite les honneurs ».
« …ces monstrueuses sociétés, qui réduisent la fortune nationale au gré de leur avarice ; ces vils consortiums de capitaux qui forcent l’ouvrier à travailler pour une poignée de riz ; ces firmes énormes qui élisent à leurs frais sénateurs et députés, ou les achètent après qu’ils ont été élus, pour s’assurer d’un accord sur les lois qui maintiennent la jouissance de leurs abus, par lesquelles ils continuent d’accroître leur force terrible ».
« …n’est-il pas légitime de vouloir instaurer un état où, par une distribution équitable des biens naturels, les hommes qui travaillent puissent vivre paisiblement et dignement de leur labeur ? ».
« Les richesses injustes, qui s’arment contre la liberté, et la corrompent, proviennent toujours de la jouissance d’un privilège sur les propriétés naturelles. Jamais ne s’accumulent ces insolentes fortunes par le travail honnête ».
Citations tirées de : Isabel Monal, « José Martí : du libéralisme au démocratisme anti-impérialiste », in Herrera, Cuba révolutionnaire – Histoire et culture, Forum du Tiers-Monde, L’Harmattan, Paris, 2003.

Le Che par Korda

Cette célèbre photo a été prise par Korda à La Havane le 5 mars 1960. La détermination et la gravité qu’exprime le visage du Che, en plus du charisme, s’expliquent par les circonstances. Che assistait, sur une tribune dressée le long du cimetière Colon, calle 23, près de la Place de la Révolution, aux obsèques des victimes de l’attentat perpétré contre le bateau français La Coubre, chargé d’armes achetées par Cuba à la Belgique, et que la CIA –lumière fut faite depuis sur cette affaire– avait fait exploser la veille dans le port de La Havane, lors des opérations de déchargement. Il y eut 75 morts et plus de 200 blessés –des dockers cubains et des marins français. Ce 5 mars était donc jour de deuil.
Il y avait déjà eu, depuis le 1er janvier 1959, nombre d’attentats contre Cuba. Mais les Etats-Unis avaient d’abord utilisé, par tactique, des contre-révolutionnaires cubains exilés ou restés dans l’île qu’ils finançaient et armaient, ou des hommes de main de gouvernements fantoches, comme celui du dictateur Trujillo en République dominicaine. Il y avait eu des actions de sabotage, des attaques d’ambassades de Cuba, des violations de l’espace maritime et aérien pour mitrailler des zones habitées, bombarder les centrales électriques, incendier les sucreries.
Mais c’est à partir de 1960 que les Etats-Unis s’engagèrent contre la révolution, directement et systématiquement. Quelques semaines avant l’attentat du Coubre, en janvier 1960, Allen Dulles, directeur de la CIA, avait créé une « force spéciale » chargée d’actions de subversion contre Cuba. Quelques jours après l’attentat, en avril, le même Dulles fit ouvrir une base militaire au Guatemala, afin de préparer l’invasion mercenaire de l’île –elle eut lieu en 1961 à Playa Girón et vira au désastre pour Washington. Après cet échec, les actions terroristes de la CIA se multiplièrent contre Cuba. Elles prirent la forme d’incendies volontaires d’écoles, d’assassinats de jeunes instructeurs de la campagne d’alphabétisation, d’attaques biologiques contre les cultures, les cheptels ou/et la population, et même du premier attentat de l’histoire de l’aviation civile –perpétré en 1976 contre un avion de ligne de la Cubana, causant la mort de 73 personnes au large de la Barbade.
Comment oublier, d’ailleurs, que la toute dernière mission du Che en tant que représentant du gouvernement cubain, en décembre 1964, fut de dénoncer à l’Assemblée générale des Nations unies le comportement terroriste des Etats-Unis ?
Qu’avait donc fait Cuba ? Cuba s’était libérée. Son gouvernement avait pris en faveur de son peuple des mesures de justice sociale : contre la corruption, la mafia, le trafic de drogue, la prostitution, la mendicité et le travail des enfants, la ségrégation raciale ; réduction des loyers et des prix des médicaments, des livres, de l’électricité ; création d’emplois et grands travaux ; priorité accordée à la santé et à l’éducation, à la recherche, à la culture, au sport ; instauration de la sécurité sociale, des retraites ; réforme agraire. Les États-Unis allaient-ils laisser faire ?
Ce que l’on saisit ici dans les yeux du Che, c’est cette évidence pour lui, comme pour tous les Cubains, les Latino-Américains, les peuples du Sud, que l’impérialisme n’est pas une fiction de l’imaginaire marxiste, mais une réalité. Et l’impérialisme existe parce qu’il tue, comme en 4 mars 1960, et s’acharne à détruire ce que le Sud a de meilleur, comme au Guatemala en 1954. Che fut témoin du renversement d’Arbenz, dont le tort avait été d’être un dirigeant au service de son peuple. Le Che de Korda a sans doute aussi en tête le souvenir du Guatemala martyr...
L’attentat du 4 mars était un drame, mais il n’était pas que cela. C’était le signal lancé par les États-Unis qu’entre eux et Cuba, ce serait désormais une lutte à mort. Et il y a aussi, dans le regard du Che, la conscience que c’est la Révolution cubaine qui vaincra, ou l’impérialisme. “¡Patria o muerte!”, cria Fidel, ce 5 mars, pour la première fois. Sur cette tribune, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir étaient là pour l’entendre –au même moment, Gérard Philippe était lui aussi en visite fraternelle sur l’île. « La Patrie ou la mort ! », qu’il faut comprendre, comme le font les Cubains, dans l’esprit de José Martí : « La patrie, c’est l’humanité ».
Car si Che était Argentin, s’il devint Cubain, il était surtout un internationaliste, qui lutta pour la liberté du peuple cubain comme s’il s’était agi de celle de tous les peuples, emporté par cette révolution faite par les Cubains, mais qui porte quelque chose de plus qu’elle-même, un peu des espérances de tous les opprimés du monde. Che porte lui aussi une part d’universel. D’où que l’on vienne, on se reconnaît dans son idéal et on y projette ses espoirs. Pas une manifestation de rue dans le monde sans rassemblement de jeunes gens autour de ce portrait.
Et pourtant, des photos du Che, nous en connaissons beaucoup : celle du balcon de Buenos Aires ; celle de la prison de México ; celle, dans la Sierra Maestra, où il lit Goethe, ou buvant le mate, ou aux côtés de Raúl, ou dans l’obscurité, en conversation avec Fidel qui allume un cigare ; celles prises avec Mao, Nehru, Tito, Nasser, Ben Bella, Khrouthchev ; ou coupant la canne ; celles, avant le Congo, où il est rasé et cravaté, ou chauve, avec des lunettes, avant son dernier voyage pour la Bolivie ; et jusqu’aux clichés pris, après sa mort, par ses assassins, où d’aucuns ont cru reconnaître en lui le Christ gisant de Mantegna ou un tableau de Rembrandt. Il en aurait même d’autres, des photos de lui, s’il n’avait refusé ce 4 mars d’être photographié sur les lieux de l’attentat, alors qu’il portait secours aux victimes, retrouvant son métier de médecin, comme lors de son périple latino-américain à motocyclette, quand il fut confronté à la misère et, écrit-il, « à l’impossibilité de soigner un enfant faute de moyens ». De toutes, c’est sans doute la photo de Korda qui est la plus connue, la plus symbolique.
Combien de paradoxes, pourtant, lui sont attachés.
Premier paradoxe : cette photo, œuvre d’art, est devenue dans le monde capitaliste qui est le nôtre, une marchandise, dans son genre l’une des plus vendues. Quel contraste de voir le Che marchandisé, lui pour qui l’argent n’importait que pour autant qu’il fallait le détruire, lui qui étudia, à la tête de la Banque centrale de Cuba –cette photo est celle d’un président de Banque centrale !–, les conditions pour supprimer la monnaie. Des tee-shirts arborant son portrait sont vendus à côté d’autres frappés du sigle de la CIA, ou comment le capitalisme fait de l’argent avec l’image d’un de ses adversaires les plus résolus. Cette photo montre un révolutionnaire qui s’est battu jusqu’au bout, non contre l’injustice du « mauvais » capitalisme, mais contre celle du capitalisme tout court. Lénine nous a prévenu : « le capitaliste vendrait jusqu’à la corde destinée à le pendre ». Faudrait-il oublier que Che était communiste ? Che, « pur comme un enfant ou comme un homme pur », écrit le poète Nicolás Guillén. Mais alors, tout n’est-il peut-être pas à jeter dans le communisme si l’homme est si pur, si le Che est communiste ?
Deuxième paradoxe. « Cuba te sait par cœur, visage à la barbe clairsemée, et ivoire et olive de la peau de jeune saint », Guillén encore. Cette photo est devenue une icône, l’image d’un saint. Contraste, à nouveau, de voir ce communiste, révolutionnaire athée d’une révolution laïque, changé en héros mythique, mystique, en sauveur, Christ armé, fils de Dieu, Dieu lui-même fait homme ! Tout ceci participe bien sûr de sa récupération, de la neutralisation du Che en abstraction, en pur esprit, en être imaginaire, apolitique, ascétique, le bien incarné. Cela participe de sa mutation en symbole, que chaque individu investit d’un tas de choses –qu’un psychanalyste expliquerait peut-être par l’image du père, sévère mais juste–, de cet indicible qui fait que l’on se sent être humain, et non plus « homme-loup », lorsque l’on ressent la souffrance des autres, qu’on aide les autres, qu’on aime les autres.
Autant le paradoxe de la marchandisation du Che était porteur d’une contradiction insoluble, car Che et le capitalisme sont inconciliables, autant il semble que, si Che ne fut pas un être supérieur mais un révolutionnaire qui, comme tant d’autres, donna sa vie pour la révolution, l’opposition entre la réalité du Guevara athée et l’imaginaire d’un Che christique est surmontable. Elle l’est parce que l’on sait aujourd’hui articuler religion et révolution, grâce notamment à la révolution bolivarienne.
Ou parce qu’on aperçoit un peu de l’Apocalypse de Saint Jean dans la Critique du Programme de Gotha de Karl Marx : la société communiste n’est certes pas la Jérusalem céleste de Jean ; mais les deux ont en commun l’utopie d’un monde nouveau où celui qui a faim recevra le pain gratuitement, où « celui qui a soif, je lui donnerai de la source de vie, gratuitement ». Voilà une interprétation qu’un matérialiste peut ne pas partager, mais qu’elle ne devrait plus choquer. Les révolutionnaires cubains ont appris à faire avec la religion –avec Santa Bárbara, Changó le Yorubá et le Bantou Yoasi du Palo Monte, mélangés.
Troisième paradoxe : celui d’un Che combattant, commandant de la révolution cubaine, que l’on tente de séparer de cette dernière, que l’on veut arracher à cette dernière, pour l’opposer au commandant en chef. Comme s’il y avait un bon et un mauvais révolutionnaire, « le diable et le bon Dieu » version cubaine ; comme s’il y avait un Che pur et un Fidel impur. Ce Fidel diabolisé que les ennemis de la révolution accusèrent, par un nième mensonge, d’avoir fait fusiller le Che pour « divergences de vues », en diffusant une affiche sur laquelle le père du Che, Guevara Lynch, réclamait que lui fût rendu le cadavre de son fils. Il fallut que Guevara père protestât avec force indignation contre ces calomnies médiatiques. Est-ce un hasard si le bon révolutionnaire est le révolutionnaire mort, celui qui a été vaincu, que l’on nous a tué ?
Ce que l’on rate en acceptant ce non-sens logique retournant Che contre la révolution cubaine, c’est que Che n’est Che que parce qu’il fit cette révolution en vainqueur, que la révolution cubaine se tient toujours debout, victorieuse, pour que nous gardions le Che dans nos cœurs, non comme un bibelot de magasin de souvenirs, mais comme l’exemple d’un l’homme nouveau en marche vers un monde meilleur.

Les missions internationalistes

L’un des aspects les plus originaux de la révolution cubaine est son internationalisme prolétarien et la conduite d’une politique extérieure suffisamment autonome pour souvent se démarquer de la ligne de l’URSS. Cette dernière, qui soutint financièrement les missions militaires cubaines, y trouva à maintes reprises le sens révolutionnaire de ses engagements. De par l’inspiration idéologique de son mouvement de libération nationale (Martí et Bolivar), son héritage culturel métisse et sa force d’intégration, la révolution cubaine était en quelque sorte appelée à sortir spontanément de ses frontières. Aussi la détermination tiers-mondiste de ses chefs les conduit-elle à rechercher l’affrontement avec les États-Unis sur plusieurs fronts, directement à l’échelle planétaire. “L’impérialisme est un système mondial, il faut le combattre mondialement… il faut beaucoup de Viêt-nam”, déclara Guevara, en accord avec Castro, qui crut lui aussi, contre la coexistence pacifique et légaliste, en la voie foquista jusqu’en 1967 (soit l’échec bolivien, un an après la Tricontinentale de La Havane). Face à la répression contre les guérillas l’Amérique latine et à l’impossibilité d’une riposte unitaire sino-soviétique contre l’agression du Viêt-nam, c’est surtout en Afrique que se déploya la stratégie internationaliste offensive de Cuba : soutien au FLN de Ben Bella (dès janvier 1962), au MNC lumumbiste, au PAIGC de Cabral… avant ceux au MPLA de Neto, à la SWAPO namibienne, au FRELIMO de Machel, aux révolutionnaires éthiopiens, au Polisario sahraoui, au CNR de Sankara (et même aux rebelles érythréens, auxquels Cuba reconnut le droit à l’existence nationale)… D’avril 1965 (entrée de la première colonne au Congo) à mai 1991 (retrait des soldats d’Angola), plus de 380 000 Cubains ont combattu aux côtés des camarades africains –« pour l’indépendance, la liberté, la justice », dira Mandela en 1991. Leur dernier succès fut, après la victoire de Cuito Cuanavale (1988), le maintien de la souveraineté de l’Angola, l’auto-détermination de la Namibie et l’aide apportée au peuple sud-africain pour abattre l’apartheid. Cuba a mené une politique extérieure exceptionnellement ambitieuse et active, bousculant les stratégies des superpuissances, soulevant par sa valeur emblématique l’admiration des peuples du Sud, conservant comme pilier des principes éthiques situés aux antipodes du cynisme. La défense des humbles de tous les pays se repère aussi au fondement des missions conduites par Cuba dans plus de 60 pays –envoi de médecins, d’enseignants, de techniciens, aide technique en cas de catastrophes naturelles, formation d’étudiants étrangers boursiers de l’État cubain…– et de ses propositions de transformation de l’ordre mondial –annulation de la dette du Tiers-Monde, éradication de la faim dans le monde, opposition à l’hégémonie unipolaire des États-Unis… L’internationalisme cubain a pris un nouvel essor aux côtés de la révolution vénézuélienne.

Les missions sociales de Cuba au Venezuela

La participation des Cubains est essentielle dans la réalisation des “misiones sociales” de la révolution bolivarienne au Venezuela. L’utilisation d’une méthode d’apprentissage cubaine, “Yo si puedo” (Oui, moi je peux), approuvée par l’UNESCO, a constitué l’une des clés de la réussite de la “misión Robinson 1” d’alphabétisation de plus d’un million de personnes en moins d’un an. Mais c’est surtout en matière de santé que l’aide cubaine est décisive, avec la “misión Barrio Adentro”, qui débuta en avril 2003 par l’envoi de médecins cubains dans les bidonvilles de Caracas. Aujourd’hui, plus de 18 500 médecins cubains exercent au Venezuela, jusqu’aux régions les plus reculées. En équipe avec des Cubains, des médecins vénézuéliens, la plupart diplômés de l’École latino-américaine de Sciences médicales de La Havane, sont intégrés à ces missions. La quasi totalité des médicaments et des équipements médicaux sont fournis par Cuba. Entre mai 2003 et août 2004, les médecins cubains ont visité 8,25 millions de familles et effectué 57 millions consultations. En 15 mois, cette mission a permis de sauver 18 470 vies. La “misión Milagro” a organisé l’envoi à Cuba de 10 700 personnes pour y être opérées de la cataracte, sans le moindre coût pour les patients. Par son professionnalisme et son dévouement, “el medico cubano” a conquis les cœurs de millions d’enfants vénézuéliens et ceux de leurs parents. Pour près des deux tiers des enfants de moins de 6 ans, c’était même la première fois qu’ils recevaient une assistance médicale et étaient vaccinés. Les maladies les plus fréquentes (intestinales et respiratoires) ont été presque totalement éradiquées. Le taux de mortalité infantile a fortement baissé depuis trois ans, passant sous la barre des 20‰ (contre 35‰ au Brésil). Consultations et médicaments sont gratuits pour les patients –y compris pour les analyses médicales et les soins dentaires. Comme à Cuba, les traitements contre le SIDA sont aujourd’hui gratuits au Venezuela. Initiée en juin 2003, la “misión Desporte Adentro” mobilise 5 000 professeurs de sport cubains pour promouvoir l’éducation physique à l’école et massifier la pratique du sport, mais aussi des enseignements de gymnastique pour les femmes enceintes, la thérapie par la danse (bailo-terapia) et des activités physiques adaptées aux personnes obèses, asthmatiques ou sujettes à l’hypertension. Enfin, pour lutter contre la faim, la “misión Mercal” garantit aux plus pauvres un approvisionnement alimentaire bon marché grâce à des magasins subventionnés et gérés par l’État –rappelant un peu le système cubain de la “libreta”. Par ailleurs, le rôle de Cuba, aux côtés du Venezuela, a été crucial dans la mise en déroute de l’ALCA (Zone de Libre-Échange des Amériques), élément-clé de la stratégie de domination des États-Unis. Le 14 décembre 2004, les présidents Fidel Castro et Hugo Chavez signaient à La Havane l’ALBA (Alternative bolivarienne pour les Amériques), qui pose les bases d’une intégration latino-américaine fondée sur la solidarité et le progrès social.