Le malaise du judaïsme en Europe

LE MONDE | 05.02.04 | 13h42

 


Le malaise grandissant entre l'Europe et le judaïsme ne disparaîtra pas
avec quelques paroles conciliantes. Mais, parce qu'il répond à un souhait
commun des organisations juives, du gouvernement israélien et de la
Commission européenne, le séminaire sur l'antisémitisme qui se tiendra à
Bruxelles le 20 février peut mettre du baume sur des relations émotionnelles
exacerbées par des actes antisémites et tout autant par des soupçons et des non-dits. L'occasion d'un tel dialogue a bien failli ne pas se présenter, en raison de la vive polémique qui s'est développée, au début du mois, entre le Congrès juif mondial et Bruxelles.
Les responsables de plusieurs organisations juives ont reconnu que les accusations d'antisémitisme "par action et par inaction", lancées contre la Commission européenne par Edgar Bronfman et Cobi Benatoff, respectivement président du Congrès juif mondial, dont le siège est à New York), et du Congrès juif européen, étaient outrancières et inutilement blessantes. Ce qui ne modifie pas un constat de fond : face à une recrudescence d'actes hostiles envers les juifs, les gouvernements européens ont baissé leur garde. Dans ce débat passionnel, tout se mêle : l'histoire européenne et le souvenir honteux de la Shoah, l'impact de la situation au Proche-Orient, l'influence de la dégradation des relations transatlantiques.
Mais un fait demeure : l'inquiétude des organisations juives est réelle, et elle est confortée par des statistiques soulignant une progression des actes antisémites sur le Vieux Continent. Le rapport (non publié) de l'Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes, qui, selon l'accusation sans fondement du Congrès juif mondial, aurait fait l'objet d'une "censure" de la Commission, le confirme. Les auteurs de cette étude constatent que la montée de l'antisémitisme s'est effectuée parallèlement à l'escalade du conflit du Proche-Orient, tout en se gardant de pointer du doigt une cause unique.
Les incidents antisémites, précisent-ils, "ont été commis soit par des activistes d'extrême droite, soit par des islamistes radicaux ou de jeunes musulmans, la plupart d'origine arabe, qui sont souvent eux-mêmes des
victimes potentielles de l'exclusion et du racisme". "Il y a une véritable
angoisse des juifs de France, confirme Elie Barnavi, ancien ambassadeur
d'Israël à Paris, pas ceux du 7e arrondissement, mais les juifs des
banlieues, qui sont obligés de retirer leur kippa, dans la rue et à l'école.
Cet antisémitisme, ajoute-t-il, est alimenté par une certaine extrême gauche
qui se livre à un amalgame avec la politique israélienne dans les
territoires palestiniens, et un gauchisme altermondialiste qui critique la
politique américaine pro-israélienne."
"Dans les pays européens, vous avez peur de vos communautés musulmanes, d'une explosion des banlieues, alors vous laissez faire", avance ce responsable du Congrès juif mondial, qui remarque : "Vous parlez toujours du "lobby juif", mais quand est-il du "lobby Tariq Ramadan" ?" Elie Barnavi assure qu'en France, "pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, les juifs ne se sentent plus protégés par la République, car celle-ci a abdiqué ses responsabilités".
Si, contrairement à l'Europe, les Etats-Unis sont, d'une certaine manière, immunisés contre l'accusation d'antisémitisme, c'est que "l'Etat hébreu est né du paroxysme de l'antisémitisme européen, rappelle ce spécialiste du
Proche-Orient, et l'Europe souffre du fait qu'un certain nombre d'Israéliens
n'arrivent pas à se réconcilier avec l'idée qu'elle a changé. Il y a un
certain establishment israélien qui continue d'utiliser l'antisémitisme
européen de manière cynique, et Ariel Sharon s'en sert pour encourager
l'émigration des juifs européens vers Israël".
Il faut cependant opérer une distinction entre juifs américains et
européens. Si de nombreuses organisations juives européennes ont pris leurs distances avec la lourde charge contre la Commission, inspirée par Edgar Bronfman, c'est parce que la sensibilité des deux diasporas n'est pas la
même. "La ligne politique du "monde juif" américain, est centrée sur la
lutte contre l'antisémitisme,explique un diplomate italien, alors que le
judaïsme européen a une richesse et une vitalité qui lui sont propres, qui
sont liées à l'existence ancienne de la diaspora dans chacun de ces pays
européens. Cette intégration sociale et culturelle conduit les juifs
européens à relativiser le phénomène de l'antisémitisme."
Il y a autre chose : aux Etats-Unis, une partie de la communauté juive n'a
pas manqué de faire un rapprochement entre les critiques européennes envers Israël, la recrudescence d'actes antisémites et l'attitude de certains pays européens hostiles à la politique américaine en Irak. Si la méfiance s'est
installée, c'est aussi parce que juifs et goys s'accusent mutuellement de
pratiquer l'amalgame. Les juifs reprochent aux responsables de l'Union
d'assimiler la communauté juive à la politique d'Israël, et les Européens
constatent qu'il leur est impossible de critiquer le gouvernement d'Ariel
Sharon sans être immédiatement accusés d'antisémitisme.
Cette confusion est ancienne. Si elle s'est amplifiée, prenant parfois les
accents de l'intolérance, c'est sans doute parce que l'espoir de la paix au
Proche-Orient est moribond. Responsables juifs et israéliens se rejoignent
pour dénoncer le fait - guère contestable - que l'Europe, globalement, est
propalestinienne. Ils ont le sentiment que le seul ami qu'il leur restera
toujours, même quand ils ont tort, ce sont les Etats-Unis, une certitude que tend à confirmer l'attitude de Washington à l'égard du processus
israélo-palestinien.
DEVOIR DE VIGILANCE
Dans les relations euro-israéliennes, le déséquilibre est flagrant. Si
Israël peut se permettre de boycotter à la fois les ministres européens qui
choisissent de rencontrer Yasser Arafat et le représentant de l'Union dans
la région, le Belge Marc Otte, les Européens, de leur côté, osent rarement
élever le ton : à deux reprises, en 2002 et 2003, ils ont envisagé d'adopter
des sanctions contre l'Etat hébreu, avant d'y renoncer. "Quel gouvernement
allemand pourrait vouloir "punir" Israël ?", résume ce diplomate français.
"Quel autre gouvernement, autre que celui d'Israël, pourrait se permettre
de traiter avec un tel dédain les représentants de l'Europe, de détruire
systématiquement des infrastructures-palestiniennes- payées par les
contribuables européens ?", s'interroge Pascal Boniface, directeur de
l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et auteur
d'un livre - Est-il permis de critiquer Israël ? - qui lui a valu d'être
taxé d'antisémitisme. "La réaction du Congrès juif mondial est peut-être
efficace par rapport à des dirigeants européens qui sont tétanisés à l'idée
d'être accusés d'antisémitisme, remarque-t-il, mais c'est un bénéfice à
court terme : elle ne contribue pas à améliorer l'image d'Israël dans
l'opinion publique européenne."
Les dirigeants juifs et l'Etat d'Israël ont de bonnes raisons de penser
qu'ils ont un devoir de vigilance à l'égard des actes antisémites, d'autant
que la seconde Intifada a accru, en Israël, le sentiment d'être assiégé. Ce
double phénomène explique certains dérapages, comme l'a montré la polémique entre la Commission européenne et le Congrès juif mondial. "Il est très impressionnant de voir le degré d'ignorance des juifs américains sur ce qui se passe en Europe, rapporte l'un de ses responsables, certains assimilent des actes de malveillance contre des synagogues à des pogroms dans les rues de Paris !"Se rencontrer, s'expliquer, pour dissiper la suspicion : jamais ce séminaire européen sur l'antisémitisme n'aura été aussi urgent.
Laurent Zecchini
. ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.02.04

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